30 juin 2017 – Discours « présidentiel » du Dr Denis MUKWEGE au peuple congolais

30 juin 2017 – Discours « présidentiel » du Dr Denis MUKWEGE au peuple congolais

Ce 30 juin 2017, à l’occasion de la fête commémorant l’indépendance de la République Démocratique du Congo, le Dr Denis Mukwege a adressé à la nation congolaise, plus particulièrement à sa jeunesse,  une vibrante et patriotique allocution. Cette dernière est un véritable appel  lancé à  la jeunesse congolaise pour qu’elle reconquiert sa liberté, sa souveraineté et sa dignité afin de construire un Congo plus fort et plus beau, ce Congo dont rêvait les Pères de l’indépendance.

Ce discours mérite d’être lu par tous  car il replace l’humain au centre des préoccupations actuelles et au coeur des solutions à trouver. Le Dr Mukwege y brosse de manière brillante les maux qui rongent notre société tout en offrant des pistes de solution, en toute humilité. 

Pour rendre aisé la lecture de ce discours, j’ai volontairement découpé  le texte intégral en chapitres thématiques. 

A mes yeux, ce discours fait partie de meilleurs discours écrits à l’occasion de la fête d’indépendance de notre pays et devrait inspirer, autant dans la forme que dans le fond, les futurs discours des présidents de la République Démocratique du Congo. Cela explique le titre que je lui ai donné : Discours « présidentiel » du Dr Denis Mukwege.

Enfin, ne perdons pas de vue que Joseph Kabila n’a plus aucune légitimité depuis décembre 2016. Il exerce depuis son pouvoir de manière illégale, défiant le peuple congolais, ses institutions et la Constitution qu’il a violée. Par conséquent, Joseph Kabila ne pouvait prétendre s’adresser à la Nation en tant que Président de la République ou garant de la Nation. Et l’absence d’un discours de sa part ce 30 juin aura eu le mérite de nous rappeler son illégalité, son illégitimité et ainsi d’éviter de salir davantage  la mémoire des Pères de notre indépendance et de tous les martyrs qui ont versé leur sang pour la liberté, la souveraineté et la démocratie.

Dr Didier Kamidi


 

« Chers compatriotes,

(…) Je vous souhaite donc à tous une bonne fête de l’indépendance. Même si cette indépendance est encore à conquérir, nous devons la commémorer. L’indépendance, comme la liberté, se conquièrent tous les jours. Nous devons être prêts à la défendre. C’est notre liberté. C’est la dignité d’un peuple : être libre à jamais.

La jeunesse congolaise a besoin de se mobiliser, de prendre son destin en main, d’arracher sa liberté et de se tracer un nouvel itinéraire. Bref, s’assurer qu’elle ne commet pas les erreurs des générations passées. Erreurs dont le pays souffre gravement aujourd’hui.

 


S’approprier son histoire.

Pour se faire, la jeunesse congolaise a besoin de s’approprier de son histoire, de faire un travail de mémoire, de savoir d’où elle vient, de savoir quelles ont été les erreurs du passé afin de corriger l’itinéraire et prendre définitivement la bonne direction pour construire un avenir meilleur. Notre hymne national « Debout Congolais » est la charnière des deux époques qui caractérisent notre histoire et explique notre présent.

En effet, l’ancêtre de la République Démocratique du Congo fut l’Etat Indépendant du Congo, qui fut créé par la fusion de plusieurs royaumes, plusieurs tribus qui habitaient l’actuelle limite de la République Démocratique du Congo, et par la volonté d’une personne. Autant ces royaumes furent unis par un hasard et par le sort, autant l’artisan de cette vision avait un autre objectif qui ne visait pas à fusionner les ethnies mais plutôt à posséder l’espace qu’elles habitaient à cause de ses richesses naturelles. Autant tous les autres pays africains étaient des colonies appartenant au pays colonisateur, autant l’Etat Indépendant du Congo appartenait à une personne comme une propriété privée. Mais il faut savoir que dans l’esprit de grandes puissances, à l’époque le Congo devait être une zone de libre échange où toutes les puissances pouvaient faire des affaires librement. C’était la condition pour créer et céder un si grand territoire de 2 345 000 Km2 à une personne : le roi belge Léopold II qui a cependant le mérite de négocier les frontières du Congo actuel. Il s’était présenté comme une force contre l’esclave, un souffle civilisateur des indigènes congolais, mais il va succomber à la tentation de l’exploitation inhumaine des ressources naturelles du Congo. Cette attitude va choquer la conscience de l’humanité. Et ainsi le Congo va être cédé au Royaume de la Belgique jusqu’en 1960. Malheureusement pour nous, après l’indépendance, nos différents présidents ont toujours géré le pays comme leur propriété privée, s’intéressant aux ressources naturelles et à l’enrichissement personnel et non au peuple. Aujourd’hui, cent ans plus tard, le coltan a remplacé le caoutchouc mais le système d’exploitation est resté le même. Dans les deux cas, les congolais ont été massacrés par millions et aujourd’hui ces massacres continuent malheureusement. L’histoire dramatique du Congo se répète par manque du travail de mémoire.

 


Identité nationale, mixage de notre société et diversité culturelle : remparts contre la balkanisation.

Nous avons donc été unis par le sort et cette unité doit être considérée aujourd’hui comme une opportunité et non comme une menace. Nous pouvons constater que tous les ennemis du peuple congolais essaient depuis l’indépendance de nous démanteler, de balkaniser le Congo car ils savent que unis, nous sommes invincibles, unis nous sommes plus que vainqueurs !

En 1960, nous étions moins mixés entre régions et malgré cela la sécession katangaise avait échoué. Aujourd’hui, toute tentative de balkanisation est vouée à l’échec car nous sommes plus mixés et nous sommes entrain de construire une identité nationale congolaise très solide. Grâce à la politique de Mobutu qui prônait une gestion de l’administration publique par des personnes des autres régions du pays, le mixage des congolais de différentes régions s’était accéléré au point qu’aujourd’hui nous avons tous dans une même famille un oncle muluba, une tante mukongo, un neveu muswahili, une belle-sœur mungala. C’est ça la véritable famille congolaise. Nous sommes un peuple avec tout ce que ce concept implique à l’instar des américains et des canadiens, des français et j’en passe.

Comment alors casser ces liens qui se sont établis sur une superficie de 2 345 000 Km2, entre 80 millions d’habitants et ceci pendant un siècle sans faire des dégâts énormes ? Celui qui essaie de balkaniser le Congo sur la base ethnique pour ses intérêts mercantiles, sa place est devant les cours et tribunaux car les pertes humaines seraient incalculables. Nous sommes unis par le sort et notre diversité dans l’unité est une richesse immense.

 


Unité, égalité et effort collectif : valeurs indispensables pour l’indépendance économique.

Notre salut tout comme notre force pour construire un avenir meilleur est dans l’unité. Mais la construction du Congo et la consolidation de notre indépendance passe par l’effort de tous. Il est utopique de penser qu’une classe des congolais doit continuer à vivre dans l’extravagance des jets privés, des villas sur la Côte d’Azur alors que d’autres doivent travailler péniblement et manger par alternance, sans éducation, sans eau, sans électricité, sans abris ? C’est une forme d’esclavage moderne que nous ne pouvons plus continuer à accepter. Nous devons être unis dans l’effort pour mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme, à l’assujettissement du congolais par un autre congolais. Nous sommes nés égaux et nous devons l’être devant la loi. Il est inconcevable que nous ayons une légion de diplômés universitaires qui ne soit pas associée à l’effort pour l’indépendance économique de notre pays.

 


Redonner aux jeunes leur dignité par la lutte contre le chômage.

Comment pouvons-nous dresser nos fronts longtemps courbés lorsque notre jeunesse vit un chômage endémique. Ne dit-on pas que le travail anoblit l’homme ? Comment pouvons-nous être dignes quand nous vivons jusqu’à 40 ans sous le toit de nos parents par manque de revenu minimum garanti ? 57 ans après l’indépendance, nos fronts sont toujours courbés. Nous devons les dresser. C’est par la création d’emploi que notre jeunesse peut travailler dans un climat de paix, un climat favorable aux affaires attirant les investisseurs, encourageant les start up. Ainsi nous pouvons prendre le plus bel élan et pour de bon dans la conquête de notre indépendance effective. Pour y arriver, ce n’est pas l’ardeur qui manque au peuple congolais.

J’ai eu la grâce de visiter plusieurs pays au monde et de faire des conférences dans beaucoup d’universités. Quelle n’a pas été ma surprise en constatant que partout nous avons des congolais universitaires, ou tout simplement des congolais hautement qualifiés qui font leur travail avec ardeur et enthousiasme à la satisfaction de leurs employeurs. Et que dire de la femme congolaise qui porte sa famille et le poids économique du pays sur ses épaules avec des moyens dérisoires ? Il n’y a aucun doute : nous sommes un peuple ardant et nous sommes capables de bâtir un Congo plus beau qu’avant par le labeur.

Aujourd’hui, notre labeur malheureusement profite plus aux autres qu’à notre pays. Nous avons besoin d’un sursaut patriotique pour que nos travaux pénibles à l’intérieur du pays comme dans notre diaspora ne puissent continuer à servir les intérêts égoïstes de certains groupes ou de certaines classes sociales, mais plutôt à ce qu’elles servent les intérêts des générations à venir. Ainsi, nous pourrons bâtir notre pays et le faire plus beau qu’avant dans la paix.

 


Solidarité et éveil patriotique pour redonner au Congo sa dignité.

C’est dans la solidarité, aussi bien transversale que verticale, que nous devons travailler. Le revenu universel garanti et la couverture sanitaire universelle sont des notions acquises chèrement à l’Occident depuis quelques décennies seulement. Mais ces notions de solidarité sont inscrites dans nos gênes. Elles sont transcrites dans nos traditions. Ce sont des notions de solidarité qui ont toujours fait la fierté de l’Afrique. Abandonner la solidarité, c’est abandonner son identité africaine. Mais comment alors expliquer cet égoïsme croissant au Congo qui fait de nous un pays riche avec une population parmi les plus pauvres de la planète et des dirigeants qui vivent dans une opulence outrancière ? Le contraste social est tout simplement révoltant ! Nous sommes devenus la risée du monde entier. Notre fierté d’être congolais a été entamée. Mais tout n’est pas perdu chers compatriotes car notre capacité de sursaut et d’éveil patriotique peut faire la différence et nous restituer la dignité perdue.

 


Souveraineté nationale et respect des droits humains.

Depuis 20 ans, notre souveraineté est constamment bafouée. Nous vivons chez nous comme des étrangers. Les choix que nous avons, c’est la résignation, l’exil, la prison ou la mort. Ce n’est même pas un choix, c’est une contrainte, c’est une situation qui nous est imposée.

Dans ces conditions, peut-on vraiment parler de la souveraineté d’un peuple ? Absolument pas ! Nous sommes un peuple humilié par nos voisins qui n’ont aucune considération à notre égard, surtout lorsque nous devons aller chaque matins faire nos courses courantes hors de nos frontières puisque le congolais ne peut tout simplement plus faire des affaires dans son pays suite aux multiples taxes et tracasseries administratives qui paralysent les femmes commerçantes. Les jeunes hommes d’affaire congolais ne savent plus comment tenir leurs affaires ainsi que toute initiative locale, laissant la place à la bande mafieuse qui vend tous les produits de consommation courante, exporte nos ressources naturelles. Nous sommes réduits à être des consommateurs et les autres doivent importer et exporter pour nous. Ils font leur business sur le dos du pauvre congolais.

Lorsque l’on évoque une enquête internationale sur les crimes commis sur nos frères du Kasaï ou quand il y a des sanctions des responsables qui ont abusé des droits humains, c’est la seule fois, malheureusement la seule fois, que notre gouvernement évoque le principe de souveraineté de l’Etat congolais. Dans d’autres circonstances, cette souveraineté n’est pas du tout évoquée. Nos gouvernements oublient que la souveraineté doit respecter la définition de l’Etat, ce que nous avons cessé d’être depuis 1996. Qu’on ne se leurre pas. Si un Etat est une personnalité morale de droit public, contrôlant un territoire bien identifié par des frontières, organisant un ordre social, juridique et politique pour un groupement humain relativement homogène, mais attaché à un vouloir vivre collectif et représenté par une autorité politique à qui a été confiée le pouvoir de contrainte, qu’en est-il au Congo ? Depuis 1996, nos frontières sont perméables : les Etats, les groupes armés étrangers, les bandes mafieuses, les contrebandes et les éleveurs entrent et sortent à leur gré. Ils tuent, ils violent sans se gêner, brulent nos villages sans que le pouvoir s’en émeuve. Cette personnalité morale devrait également organiser un ordre social. Mais au Congo, les gouvernements détruisent la cohésion sociale par les injustices, la corruption et toute forme d’anti valeurs qui sont entrain de miner notre société. C’est une véritable autophagie !


Le retour à l’ordre constitutionnel : une exigence et une urgence

L’ordre juridique est remplacé par des arrangements à l’amiable à cause de graves dysfonctionnements de notre système judiciaire. Nous avons de bonnes lois mais leur mise en œuvre fait cruellement défaut. L’impunité règne dans tous les domaines. Toutes nos institutions sont illégales et illégitimes. Elles fonctionnent sans tenir compte de la volonté du souverain primaire exprimée dans la Constitution votée par référendum. La loi fondamentale a été mise entre parenthèses. Nous réclamons haut et fort le retour à l’ordre constitutionnel.

 


Une opposition politique qui doit se ressaisir.

L’opposition politique qui devait faire vivre la démocratie s’est fait roulé dans la farine par le pouvoir avant de la pulvériser par des manœuvres politiciennes. L’ordre politique n’existe plus. Les partis politiques de l’opposition doivent se ressaisir. Ils doivent se recomposer et définir une nouvelle stratégie pour assurer l’alternance démocratique. De ce qui précède, qu’est-ce qui reste de la définition d’un Etat au Congo ? Pas grand chose hélas. Il est visible à l’œil nu que notre cher Etat congolais est la cible systématique des ennemis du Congo, tant ceux de l’intérieur du pays que ceux de l’extérieur. Pourtant, une nation forte, nous le sommes par notre histoire commune passée, notre volonté de vivre ensemble aujourd’hui et de rester unis demain. Les congolais sont liés à leur nation et résistent à toute tentative de désintégration.

 


Le Congo, un don béni.

Avec toutes les bénédictions que Dieu nous a donné, le Congo est un véritable don béni avec ses eaux et fleuves, ses rivières, ses terres arables, sa forêt, son sous-sol, ses ressources humaines. Nous pouvons changer notre histoire. Nous pouvons changer la perception que le monde a de nous. Nous pouvons surprendre ceux qui ont déjà parié sur notre disparition en tant que peuple. Nous pouvons désorienter le pronostic. La seule chose qu’il nous faut, c’est croire en nous-même et choisir de bons alliés dans la refondation de notre état. Nos aïeux et les pères fondateurs de notre nation se retourneraient dans leur tombe si on leur passait le film de ce qu’est devenu le Congo qu’ils nous ont légué après 57 ans de gestion chaotique. Nous trahissons tout simplement Kimbangu, Lumumba, Kasa-Vubu, Bolikangu et les autres. 

 


Pauvreté, démographie et environnement.

Où est la moindre expression d’amour pour notre Congo ? Nous agissons comme si nous étions des prédateurs de notre propre héritage, le Congo.

Nous avons tenu une seule promesse, celle de peupler ton sol, Oh Congo ! De 14 millions d’habitants à l’indépendance, aujourd’hui nous sommes 80 millions d’habitants. Pari tenu puisque tout simplement la natalité est corrélée à la pauvreté. Quel triste pari gagné. Oh notre cher Congo, nous avons manqué à l’obligation d’assurer ta grandeur par la bassesse de nos actes inciviques.

Le 30 juin, nous le fêtions sous un doux soleil. Mais aujourd’hui, avec la déforestation, la destruction de notre environnement, le 30 juin est fêté sous un soleil voilé par la poussière. Un climat sulfureux.

 


Désacralisation de la fête de l’indépendance.

Nous avons désacralisé un jour immortel. Alors que les compatriotes Frank Diongo, Muyambo et nos jeunes artistes récemment arrêtés pour avoir dénoncé les massacres de Béni et du Kasaï, et tous les autres qui croupissent injustement en prison, le serment de la liberté que nous devrions léguer à notre postérité subit une grave entorse.


Debout congolais !

Debout congolais, la liberté se gagne tous les jours.

Et malgré toute ta souffrance, ta réserve d’énergie peut encore te permettre de te battre pour ta liberté comme se sont battus les pères de l’indépendance.

Debout congolais, il n’est jamais tard pour bien faire. Ta liberté et ton destin sont entre tes mains.

Debout congolais ! »

 

Dr Denis MUKWEGE

Allocution à la nation congolaise du 30 juin 2017

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